Justice
Éva éprouve beaucoup de difficulté à conserver son calme. Ses mains se croisent et s’entrecroisent nerveusement sur le bureau, tandis qu’elle sent ses jambes osciller sans contrôle à la recherche d’une posture qui pourrait lui permettre de retrouver un semblant de sérénité. Elle craint cet instant où les traits de son visage finiront par trahir la tangibilité de ses émotions. Ses sentiments balancent entre : de la stupeur, de l’incrédulité et une furieuse envie de rire. L’homme qui se tient face à elle n’a pourtant guère l’allure d’un fou. Son avocat paraît si impassible en évoquant cette situation surréaliste qu’elle en viendrait presque à se demander si elle n’est pas victime d’une mauvaise blague en provenance de ses collègues. - « Vous comprenez maître, je ne la supporte plus, je veux divorcer ! Chaque fois que je croise son regard, j’éprouve le sentiment qu’elle se moque de moi ! » Éva est juge aux affaires familiales. - « Le terme maître c’est pour votre avocat. Moi, vous pouvez m’appeler madame. Revenons à notre dossier : je suppose que votre “compagne” est d’accord ? »
Le ton est ironique, l’homme semble pourtant l’interpréter comme un défi.
- « Il ne manquerait plus qu’elle refuse !... Je vous rappelle qu’elle me doit tout !...
Alors même que je l’ai remisée dans sa boîte avant de m’en débarrasser, cette créature s’évertue à m’enquiquiner ! »
Éva a de plus en plus de difficultés à contenir son agacement.
- « Maître, je peux concevoir que les circonstances sont pour le moins “particulières”, néanmoins je vous invite à rappeler à votre client qu’il se tient devant une juge. »
Elle croise les doigts, les deux paumes fermement soudées, pour mieux contrôler son exaspération.
- « Par ailleurs, monsieur Riborne, je tiens à vous remémorer que, même si la situation paraît hautement improbable, cette “créature” comme vous dite reste encore votre épouse ! Je ne tolérerais plus aucun nouvel haussement de ton au sein de ce bureau. » L’avocat s’adresse à son client d’une voix traînarde.
- « Monsieur Riborne, je vous en prie ! Il est inutile de vous fâcher. Madame la juge a bien entendu votre point de vue. Cependant… Il fait admettre que la situation est un peu “spéciale”. Elle pose un certain nombre d’obstacles juridiques que nous devons lever. Nous sommes ici pour trouver une solution ensemble. »
Il jette un regard ennuyé tout en recherchant la complicité d’Éva.
- « Madame la juge, compte tenu des circonstances, ne pourrions-nous pas nous contenter d’un courrier, à en-tête de votre juridiction, ordonnant une mise à jour des mentions marginales sur l’acte de l’état civil ? »
Éva le fixe, tout aussi gênée.
- « C’est que je ne peux malheureusement pas. Les services de l’administration n’accepteront jamais le moindre changement, à moins de disposer d’une décision de justice en bonne et due forme. Le logiciel bloque toute modification si l’officier d’état civil ne saisit pas un numéro d’acte valide. ».
***
Cela fait maintenant neuf mois que l’état a lancé en grande pompe son tout dernier logiciel « Maritec ». Celui-ci est censé pouvoir gérer toute la procédure d’une union civile depuis l’envoi des pièces jusqu’à l’enregistrement de la nouvelle situation matrimoniale. Les éléments alimentent ensuite l’ensemble des systèmes de données sociales des administrations et autres organismes chargés d’une mission de service public. Il n’a guère fallu de temps au gouvernement pour céder au chant de cette sirène technologique. Elle porte en elle la promesse immuable d’un monde fantasmé, dans lequel toute démarche officielle relative au mariage serait ramenée à sa plus simple expression. Ce nouvel outil a la réputation d’être tellement fable, que le législateur a jugé dangereux d’y ouvrir une faille en permettant une quelconque intervention humaine. En toute logique et dans sa grande sagesse, il a donc soumis toute modification manuelle à l’ajout obligatoire, en pièce jointe, d’une décision de justice. En l’absence d’un numéro d’acte, tout changement de situation matrimoniale s’avère désormais impossible.
***
- « C’est fâcheux, madame la juge. Nous allons devoir présenter le dossier en audience. Imaginez-vous que la presse s’empare de l’affaire… Sans compter qu’il pourrait y avoir des répercussions politiques : nous serions immanquablement la risée de tous.
- C’est effectivement très ennuyeux ! D’autant que, pour respecter la procédure, je vais devoir de nouveau convoquer la “dame” dans la perspective d’une conciliation. »
Cette fois, Éva se penche sur son bureau. Elle affiche une mine totalement désenchantée.
- « Je dois dire que vous ne me facilitez pas la tâche, vous n’auriez jamais dû vous débarrasser du corps aussi rapidement. »
Elle fixe son client du jour droit dans les yeux.
- « Mais enfin, monsieur Riborne, qu’est-ce qui a bien pu vous passer par la tête pour que vous acceptiez de vous marier avec une poupée ? »
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